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Le culte des icônes en Grèce

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Tuesday 6 April 2010, by Icon Network

Katerina Seraïdari. Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, collection Les anthropologiques, 2005, 256p.
Par culte des icônes, j’entends la gestuelle, les attitudes morales, les légendes, les modes de socialisation, les pratiques dévotionnelles et les croyances auxquelles les dévots ont recours afin de construire une relation privilégiée avec l’objet « icône ». Estimant que la comparaison entre plusieurs terrains était éclairante, j’ai travaillé à la fois sur plusieurs îles grecques — Tinos, Naxos, Sifnos, Sikinos, Nissyros, Eubée — et sur le continent (Ipati). Une des idées centrales de ce livre est de montrer que le dévot confère son importance à l’icône par sa dévotion, tout en augmentant son propre « capital social » au sein de la communauté : par le geste cultuel, l’auteur de la dévotion et l’objet du culte voient leurs positions respectives simultanément renforcées. La construction de la sacralité de l’icône, dans un premier temps, et l’appropriation de l’objet du culte, dans un deuxième temps, sont directement liées aux interactions entre individus ou entre groupes, et aux stratégies de ces différents acteurs. J’ai examiné trois cas de tensions liées à ces deux opérations successives : entre clergé et laïcs, entre émigrés et résidents, entre hommes et femmes.

Clergé et laïcs

La question du patronage et de l’appropriation des icônes révèle, tout d’abord, une négociation permanente des rôles entre les clercs et les laïcs. La relation entre ces acteurs est en effet définie par les différentes manipulations qui permettent à chacun d’eux de construire la sacralité de l’icône. Le clergé inscrit l’icône dans l’espace ecclésiastique et la liturgie ; il essaie de réguler son culte, en imposant son contrôle sur les fêtes religieuses et en insistant sur l’orthopraxie. Mais le caractère miraculeux d’une icône est aussi mesuré par le degré de participation des laïcs à son culte : quantité et valeur des ex-voto, sommes d’argent qu’on est disposé à dépenser pour l’honorer, listes de priorité qui montrent sa popularité auprès de ceux qui veulent l’héberger chez eux, distance que les pèlerins parcourent afin de la vénérer, présence d’hommes politiques et de notables locaux lors de sa fête. La dévotion est le domaine qui transforme les laïcs en acteurs importants du sacré, et qui leur donne un rôle concurrentiel par rapport aux « spécialistes religieux ».

À Sifnos et à Sikinos, certaines icônes quittent l’église et sont confiées chaque année à un membre différent de la communauté locale. Réglementée par des listes d’attente et très convoitée, cette fonction permet à la personne en charge de l’icône de jouer un rôle à la messe donnée lors de la fête de l’icône, ce qu’aucun laïc ne peut faire dans d’autres régions grecques. De plus, dans ces deux îles, la maison qui héberge une icône miraculeuse par rotation est transformée, lors de ce séjour, en un lieu sacré que les dévots peuvent visiter. Ce qui fait la spécificité du système à Sikinos est qu’il s’appuie sur une distinction entre les icônes originales qui restent à l’église et leurs copies qui circulent et qui finissent par être plus vénérées que les premières : la proximité, et non l’inaccessibilité, renforce ici la vénération.

La circulation des icônes de l’espace ecclésiastique à l’espace domestique définit leur degré de sacralité, mais aussi les rôles des laïcs, qui peuvent négocier leur « capital social » en prenant en charge une icône. Si les familles aisées de Sifnos n’ont pas de mal à assumer cette charge, elle représente, pour les familles les plus démunies, un sacrifice qui exige des années d’économies et de privations, et qui correspond au remerciement pour l’accomplissement d’un miracle. La négociation du « capital social » prend la forme d’une démonstration ritualisée de paiement d’une dette ; les bénéficiaires de la grâce d’une icône montrent ainsi publiquement leur fiabilité et leur capacité à répondre de manière adéquate aux services rendus. La question des inégalités économiques et la manière dont celles-ci structurent le culte des icônes traverse aussi d’autres distinctions entre acteurs sociaux, comme nous le verrons.

Émigrés et résidents

Sur une petite île du Dodécanèse, Nissyros, le culte des icônes révèle les relations hiérarchiques entre émigrés (souvent plus fortunés que ceux restés au pays) et résidents. Les premiers arrivent des États-Unis (de New York surtout), pays lointain et mythique, pour réactiver leur sentiment d’appartenance et confirmer leur autochtonie. Cela passe par une participation active à la fête patronale, célébrée en l’honneur d’une icône de la Vierge. Les rapports de pouvoir qui se mettent en place s’appuient sur les stéréotypes concernant la division du monde entre pays « développés » et « sous-développés ». Afin de pouvoir revendiquer un statut élevé dans la société locale, les émigrés exploitent ces stéréotypes, en utilisant leur supériorité économique. Ils parviennent ainsi à négocier leur place dans la société d’origine, tout en faisant une démonstration publique à la fois de leur piété envers l’icône patronale et de leur réussite outre-atlantique. Dans la « salle à manger de la Vierge », au centre du village, où le festin traditionnel a lieu après la procession de l’icône le 15 août, les impressionnants réfrigérateurs qui garantissent la fraîcheur de la viande ont été offerts par des émigrés, et viennent directement des États-Unis. En effet, ce haut lieu de la fête est équipé avec les derniers modèles de la technologie américaine et les hommes qui s’occupent des festins sont, dans leur majorité, des émigrés. La technologie leur permet de redéfinir leur rôle de cuisinier : même s’ils entreprennent une tâche féminine, ils l’accomplissent en introduisant tellement de nouveautés qu’ils finissent par lui donner un caractère dynamique et « masculin ».

Hommes et femmes

Une tension entre hommes et femmes se manifeste dès lors que l’on examine avec attention le partage des rôles dans les fêtes religieuses et ce qu’il implique : des modes différents d’appropriation de l’icône et de mise en relation avec elle dont l’enjeu est de savoir qui, dans la communauté locale, est le médiateur du sacré. J’ai examiné trois cas de figures qui laissent entrevoir une distribution variable des rôles en terme de genre.

Dans les fêtes religieuses centrées sur la commémoration de la guerre d’Indépendance contre les Turcs, aucun rôle n’est assigné aux femmes. À Ipati, en Grèce continentale, le droit d’accès à l’ermitage local de sainte Arsali constitue un privilège exclusivement masculin. La participation aux festivités crée une communauté masculine — des plus jeunes aux plus âgés, puisque des garçons de 6-7 ans y participent — qui a même un nom propre : les Arsaliotes. La fête religieuse y est transformée en fête « historique », exaltant l’héroïsme des guerriers grecs contre les Turcs. L’histoire et la religion deviennent ainsi des idiomes que les hommes manipulent afin de construire et de transmettre à la nouvelle génération un idéal de masculinité. Dans des fêtes comme celles de Limni, en Eubée, les hommes portent l’icône mariale lors de la procession dans la ville mais, dès que la procession quitte l’espace urbain en direction de l’ermitage de sainte Anne, ce sont les femmes qui prennent la relève. Cet ermitage est mis en relation non pas avec l’histoire nationale, comme dans le cas précédent, mais avec l’histoire familiale de la Vierge, dont l’icône est censée rendre visite à sa mère le jour de la fête de sa Nativité. Si l’ « ensauvagement » des Arsaliotes, qui passent la nuit dans l’ermitage montagnard en faisant la fête entre eux, les libère momentanément des contraintes familiales, le rôle des femmes dans la fête de Limni, qui célèbre le lien maternel, les inscrit encore plus dans la structure familiale.

À Nissyros, enfin, les hommes (parmi lesquels figure un grand nombre d’émigrés, comme nous l’avons dit) deviennent les pourvoyeurs et les cuisiniers des festins donnés en l’honneur de l’icône patronale, tandis que les femmes sont surtout associées à des pratiques pénitentielles fortement valorisées. Appelées les niameritisses (« celles qui font la neuvaine »), elles arrivent à Nissyros depuis l’île voisine de Kos (beaucoup plus prospère, « moderne » et touristique que Nissyros) le 6 août et en repartent l’après-midi du 15. Elles restent donc au monastère de la sainte patronne de l’île pendant neuf jours, d’où leur dénomination. Elles doivent accomplir trois cents génuflexions par jour devant l’icône. Agées, souvent vêtues de noir et accompagnées de leurs petites-filles, les niameritisses sont considérées comme ayant une relation privilégiée avec la Vierge, qui est censée leur apparaître et leur donner des signes. Ce sont donc ces « étrangères » qui sont les médiatrices du sacré plutôt que les femmes de l’île qui ne s’astreignent pas au même comportement « ascétique » : pendant les cérémonies religieuses, elles revêtent de leurs plus beaux habits et portent tous leurs bijoux. Pour ces femmes, les niameritisses doivent rester le plus « traditionnelles » possible. En les désignant comme des « Autres », les femmes locales ont pu se différencier et transformer ce qui était un défaut (la relation moins étroite avec l’icône patronale) en privilège : les niameritisses n’ont pas droit au changement, mais elles, oui (il y a donc inversion des positions et des situations au cours de la fête, puisque les niameritisses viennent justement de l’île qui a connu le plus de changements). La présence des niameritisses permet finalement aux femmes de l’île, qui souhaitent s’en différencier, de faire des génuflexions tout en conservant les attributs de leur féminité.

Dans les fêtes religieuses, sont ainsi négociés les rôles sexués et leur transmission aux plus jeunes, les différentes perceptions de la féminité et de la masculinité, ainsi que leur négation ou leur exaltation. En somme, ces stratégies dévotionnelles, qui dépassent largement le strict domaine du religieux, régulent la vie sociale. Pour les acteurs sociaux, les pratiques religieuses fournissent un réservoir idéologique et des répertoires de gestes et d’attitudes propices à traduire, construire ou, parfois, à dénier les inégalités économiques, négocier les statuts sociaux, imposer des modèles à imiter à leur progéniture, mais aussi définir les rôles sexués.

L’auteur :

Katerina Seraïdari

Anthropologue grecque, spécialiste du religieux dans la Grèce contemporaine.

Katerina Seraïdari est membre associée du Centre d’anthropologie de Toulouse (UMR 8555 du CNRS, EHESS, UTM), docteur en anthropologie sociale et ethnologie (EHESS). Elle a enseigné trois ans à l’Université de Toulouse-Le Mirail (France).
E-mail : k.seraidari@infonie.fr
site : http://seraidari.ifrance.com